La situation de la planète est tellement accablante que si
nous perdons l’espérance, nous perdons tout.
Dans les chapitres qui précèdent fut évoqué
ce qui semble être la tendance générale des mutations
culturelles et spirituelles en cours. Il nous reste à poser
la question concrète et personnelle du « que faire ici-maintenant
? » Que peuvent faire « monsieur et madame tout-le-monde
», au Nord comme au Sud, pour contribuer au changement de mentalité
et de comportement esquissé dans les pages précédentes
? Comment allons-nous concrètement nous donner, et donner au
monde, une chance de sortir de la mégacrise actuelle ?
Changer de lunettes et changer d’assiette
Il faut d’abord chausser d’autres lunettes afin de voir
le monde autrement. Ces lunettes virtuelles devraient permettre de
mieux saisir quelle est la place que l’on occupe dans la société
mondiale. L’émergence d’une nouvelle conscience
quant à l’interdépendance et la solidarité
cosmiques et humaines est grandement favorisée par une image
qui a fait le tour du monde, la photo de la planète terre,
belle et fragile, flottant dans un espace infini. Les premiers astronautes
nous ont rapporté ce cadeau précieux. Il nous permet
de voir en toute clarté que nous, les humains, formons tous
ensemble l’équipage d’un seul navire. Cette vision
favorise la prise de conscience planétaire sur le plan écologique
et devrait la stimuler sur celui de la justice sociale et de la paix
mondiale.
Il s’agit de prendre courage et de cesser de croire qu’on
est impuissant et isolé. Il faut savoir qu’en allant
un peu à contre-courant, on n’est pas seul mais que 15
à 25 pourcents des Occidentaux sont habités par des
valeurs partiellement différentes de celles qui sont considérées
dominantes et « normales ». Il faut aussi se rappeler
que le capitalisme néolibéral n’est pas plus éternel
que d’autres systèmes qui l’ont précédé
ou qui lui succèderont. Sur le mur de béton du matérialisme
et de l’injustice planétaire apparaissent mille fêlures.
Dans les interstices de ce mur, poussent les plantes et les fleurs
qui feront que demain sera possible. Il nous appartient à chacun
d’en faire pousser. Il y a un travail de créativité
citoyenne à accomplir . Le mahatma Gandhi le disait déjà
il y a plus de cinquante ans : il faut être le changement que
l’on veut voir dans le monde. [...]
LE MILITANT MEDITANT
La mutation qui est en cours s’accompagne également
d’une approche différente de l’engagement social
ou politique. Vouloir se changer soi-même via une quête
spirituelle ou une démarche de développement personnel
n’est pas suffisant, pas plus d'ailleurs que de vouloir changer
le monde en s’engageant dans des mouvements sociaux ou des partis
politiques. Les deux sont nécessaires mais ils doivent être
articulés dans une « diagonale » qui, partant du
cœur profond de la personne, traverse et unifie intérieurement
toutes les dimensions de l’être (corps, âme et esprit)
et de la société. Le réenchantement passe par
la transfiguration de soi et du monde.
Lors des rencontres interreligieuses et internationales Ailes et
racines, organisées par l’ONG appelée Réseau
Sud-Nord Cultures et Développement auquel il fut déjà
fait allusion ici, l’évolution des approches de l’engagement
sautait aux yeux . Les participants planchèrent pendant deux
ans sur le thème de la spiritualité de l'action sociale
et politique. Il en résulte que les militants de demain ne
seront pas seulement ceux qui distribuent des tracts, des leçons
et des coups, mais ceux qui vivent autrement. Morale et politique
sont indissociables. C’est ce qu’avait exprimé,
avec l’impertinence salutaire de l’époque, les
compagnes féministes des militants de mai ’68 : «
Prolétaires du monde entier, lavez vos chaussettes vous-mêmes
! ».
Réformer l’être intérieur
Personne ne peut prétendre expliquer l’injustice en se
limitant aux causes extérieures. La raison et la volonté
politique ne sauraient suffire. C’est à cette conclusion
qu’arrivait aussi l’ancien syndicaliste Jacques Julliard
: « Tant que le gauche ne se sera pas posé le problème
du péché originel, c'est-à-dire du mal qui ne
serait pas dû aux circonstances extérieures, mais à
la volonté de l’homme lui-même, elle restera à
mes yeux coupable d’angélisme » . Etty Hillesum
notait à la veille d’entrer dans le camp de concentration
« Je ne crois pas que nous puissions corriger quoi que ce soit
au monde extérieur que nous n’ayons d’abord corrigé
en nous. L’unique leçon de cette guerre est de nous avoir
appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs »
. Il s’agit donc de réformer non seulement les structures
sociales et économiques mais encore l’être intérieur.
C’est ce qu‘Edgar Morin n’hésite pas d’appeler
« la réforme de l’être » . Faute d’un
tel travail sur soi, que de débordements psychiques dans les
conflits qui traversent les mouvements sociaux, y compris les groupes
religieux ! Il faudra bien tenir compte de notre violence, nos peurs,
nos égoïsmes, nos soifs de pouvoir et d’argent,
toutes ces « passions » qui captent nos énergies
vitales, entravent notre liberté profonde et pervertissent
nos actions, même les mieux intentionnées. [...]
On a pu déceler dans le mythe biblique de la tour de Babel
une allégorie dénonçant un totalitarisme susceptible
d’écraser la pluralité des langues. Le Dieu de
la Bible ne veut pas que les hommes aliènent leur culture,
donc leur créativité et leur liberté, au service
d’un projet unique, d’autant moins qu’il s’agit
de la construction d’une tour qui s’élèverait
orgueilleusement jusqu’au ciel. Ce mythe nous enseigne que la
diversité culturelle – et pourquoi pas la diversité
religieuse ? – est le moyen choisi par le Créateur pour
empêcher la mise au pas puis l’anéantissement de
l’humanité. D’aucuns ont vu dans le World Trade
Center de Manhattan une autre tour de Babel. Ne peut-on voir dans
l’effondrement des tours jumelles le signe prémonitoire,
certes tragique pour les victimes, de la fin d’une domination
trop orgueilleuse et trop dangereuse parce qu’unificatrice ?
Les fanatiques de tous poils et de toute confession, ainsi que les
hérauts du tout-au-marché menacent la démocratie,
telle est la conclusion de Djihad v. McWorld. J’ajouterais pour
ma part une dimension sociale, psychologique et spirituelle à
la mise en garde contre McWorld. La misère qu’entraîne
le système économique actuel est non seulement une menace
pour la démocratie. Elle cause toutes sortes de souffrances
physiques liées à la malnutrition, aux maladies et à
un habitat déficient et elle empêche de nombreux êtres
humains de s’épanouir et de développer leurs capacités
au-delà de l’instinct de survie. En outre, et cela se
dit moins souvent, la misère déshumanise les riches.
Leonardo Boff, le théologien de la libération brésilien,
note qu’il est humainement dégradant de considérer
« les pauvres » comme des êtres inférieurs.
Cela entrave la relation et la réciprocité, qui sont
les clefs de l’humanisation. Les effets néfastes de la
misère ne s’arrêtent pas là. Elle peut aussi
inspirer aux riches une culpabilité stérile. Enfin,
dit encore Boff, l’accumulation des biens matériels est
pour le nanti une source d’attachement et d’illusion quant
au désir profond de l’homme. Alors le guette la pauvreté
spirituelle. La situation actuelle du monde nous appauvrit donc tous.
Mais là où grandit le péril, croît aussi
ce qui sauve.
Il n’est pas déraisonnable d’espérer. L’homme
porte en lui une soif inextinguible qui est plus grande que lui. Mais
il lui faudra se souvenir que les problèmes qu’il doit
résoudre ne peuvent l’être en restant au même
niveau de pensée que celui auquel ils ont été
posés.
L‘autodestruction sous l’impact du modernisme devenu
aveugle peut engendrer un ressaisissement au croisement de la mémoire
et du désir.